[Entretien] Séminaire de clôture du projet de recherche « Transition primaire-collège au Bénin, Maroc et Tunisie: État des lieux, comparaison et perspectives de l’enseignement de l’arithmétique et de l’algèbre »

Comment se passe la transition entre l’enseignement de l’arithmétique au primaire et l’enseignement de l’algèbre au collège ? Afin de répondre à cette question, APPRENDRE a soutenu un projet de recherche auquel ont participé quatre pays: le Bénin, le Canada, le Maroc, et la Tunisie. En mars 2023, les quatre équipes de recherche nationales se sont réunies à Rabat, au Maroc, afin de présenter, de comparer et d’analyser les résultats d’enquêtes portant sur les programmes officiels, les manuels scolaires, les pratiques enseignantes, et les facultés des élèves. Ce regroupement, qui marquait la fin du processus de recherche, visait également à dresser une liste de recommandations et à planifier des actions pour communiquer sur les résultats de la recherche auprès des différentes parties prenantes (décideurs, chercheurs, inspecteurs, formateurs, enseignants, …). Retour sur les conclusions du séminaire avec les membres des équipes.

Coordonnée par Ridha Najar, Professeur à l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue, cette étude se distingue par son caractère interuniversitaire. Ce regroupement a réuni des chercheurs des quatre équipes participantes:

Equipe du Bénin


Equipe du Canada


Equipe du Maroc

  • Said Abouhanifa, Professeur habilité de mathématiques au Centre Régional des Métiers de l’Education et de la Formation (CRMEF) de Casablanca-Settat
  • Sabah Haddad, Professeure habilitée de mathématiques et didactique des mathématiques au CRMEF de Rabat Al Irfane
  • Saadia Annassay, Inspectrice Principale de l’enseignement secondaire
  • Belkassem Seddoug, Professeur de l’enseignement supérieur assistant au CRMEF de Rabat
  • Hajar Mesouaki, Enseignante au cycle primaire
  • Brahim Ennassiri, Enseignant de mathématiques

Equipe de la Tunisie



  • Pourquoi s’intéresser à l’enseignement de l’algèbre ?  

On résume souvent les enjeux de l’école primaire par la formule : « Apprendre à lire, à écrire et à compter ». Les savoirs mathématiques apportés par cette première étape de la scolarité se trouvent ainsi condensés essentiellement dans ce « savoir à compter », objet de l’arithmétique.  Pour sa part, l’algèbre est fortement lié dans plusieurs systèmes d’enseignement, comme dans la perception collective, à l’utilisation du symbolisme algébrique, et l’algèbre enseignée est réputée être un sujet scolaire difficile, ce qui a suscité l’intérêt des décideurs en éducation et des didacticiens en mathématiques. Plusieurs chercheurs parlent de ruptures épistémologique et institutionnelle lors du passage de l’arithmétique du primaire à l’algèbre du secondaire pour décrire les discontinuités curriculaires et les oppositions qui marquent leur enseignement dans plusieurs pays. Néanmoins, le courant Early Algebra, apparu vers la fin des années 90, propose une stratégie novatrice pour initier les élèves dès le primaire à la pensée algébrique et développer chez eux des compétences qui pourraient permettre une meilleure accessibilité à l’algèbre au début du collège. Et ce, en apportant plus de profondeur et de cohérence aux contenus mathématiques enseignés au primaire, sans chercher à ajouter de nouveaux contenus ni à faire usage du symbolisme algébrique. Ce courant a influencé les curriculums des mathématiques aux écoles primaires et secondaires dans plusieurs pays, comme aux États Unis, au Canada, en Chine, en Australie, … 

Aux Bénin, Maroc et Tunisie, on continue à enseigner l’arithmétique et l’algèbre par la méthode classique. L’arithmétique est ainsi considérée comme un prérequis à l’apprentissage de l’algèbre, et l’algèbre est enseigné comme une généralisation de l’arithmétique. De nombreuses recherches ont montré que cette manière de faire pourrait entrainée une coupure le long de la ligne d’évolution d’une pensée arithmétique à une pensée algébrique chez l’enfant

Adoptant la perspective Early Algebra, nous postulons que les curricula des mathématiques de ces trois pays renferment des opportunités et une potentialité, qui pourraient, via des pratiques enseignantes adéquates, atténuer les difficultés des élèves dans la transition arithmétique-algèbre. Notre projet vise alors à mettre au jour le potentiel des curricula du Bénin, du Maroc et de la Tunisie, à développer la pensée algébrique chez les élèves, et à proposer une nouvelle structuration des apprentissages dans le cadre d’une transition plus flexible de l’arithmétique du primaire vers l’algèbre du collège, ainsi que des pistes de formation initiale et continue des enseignants


  • Comment s’est passé la collecte des données ?  

Trois opérations de collecte des données ont été réalisées dans le cade de ce projet. La première est relative à un état des lieux du contexte institutionnel de l’enseignement de l’algèbre au Bénin, au Maroc et en Tunisie. Plus précisément, il s’agit d’analyser dans chacun des trois pays les ressources officielles (programme, manuels scolaires, ressources didactiques) permettant de rendre compte de la manière dont chacun des systèmes éducatifs prépare les élèves à l’entrée dans la pensée algébrique lors du passage du primaire au secondaire. 

La deuxième opération vise à renseigner sur les prédispositions des élèves dans chacun des trois pays à développer un raisonnement algébrique sans l’usage du symbolisme conventionnel. Cette phase a été réalisée sur la base d’un questionnaire comportant des problèmes soumis aux élèves du fin du primaire et du début du collège.  

Finalement, la troisième opération consiste à recueillir les réponses des enseignants à un questionnaire qui leur a été proposé visant à évaluer leur sensibilité au développement de la pensée algébrique au travers des démarches d’élèves mobilisées pour la résolution de problèmes spécifiques choisis.  

Chacune des opérations de collecte des données comprend trois étapes.  

1) La construction des outils théoriques de collecte des données (protocole de collecte des données, canevas du rapport, questionnaire, …). Cette étape est réalisée par l’équipe canadienne, qui agit comme expert scientifique du projet, avec la collaboration des coordonnateurs des équipes régionales. 

2) La formation des membres des équipes régionales pour une bonne assimilation des outils théoriques élaborés. L’organisation et la répartition des tâches de l’opération de collecte des données entre les différents membres de chacune des équipes régionales.  

3) La réalisation de la collecte des données

La première opération n’avait posé aucune difficulté dans les trois pays, étant donné qu’il s’agissait d’un travail d’analyse de ressources didactiques. Pour les opérations 2 et 3, la collecte des données dans les écoles et auprès des enseignants avait varié selon le contexte institutionnel de chacun des trois pays. 

Au Maroc, ce travail n’avait posé aucune difficulté particulière, vu la structure des centres régionaux des métiers de l’éducation et de la formation dont dépendent les membres de l’équipe du Maroc. Ces centres jouent un double rôle de formation et de recherche et entretiennent des relations étroites avec les écoles. Les enseignants et les formateurs y travaillent de concert avec les chercheurs.  Cela a permis un accès facile aux écoles pour la collecte des données pour les opérations 2 et 3.

En Tunisie, comme au Bénin, ce sont les inspecteurs, membres des équipe respectives de ces deux pays, qui avaient piloté la collecte des données chez les élèves et auprès des enseignants. Vu le pouvoir institutionnel dont jouit les inspecteurs vis-à-vis les enseignants, nous avons rencontré certaines réticences de la part des enseignants pour participer à la collecte des données, de peur que ce travail soit utilisé pour évaluer leur enseignement. Toutefois, la collaboration des différents membres des équipes avait permis de surmonter ces difficultés et d’obtenir des réponses aux questionnaires distribués, que ce soit aux élèves ou aux enseignants, en nombre suffisant pour permettre de réaliser les analyses visées et répondre aux objectifs de la recherche. 


  • Comment avez-vous collaboré avec les différentes équipes ?  

Je rappelle tout d’abord que quatre équipes participent au projet réunissant 21 chercheurs. Il y a l’équipe canadienne, qui avait initié le projet, formé de trois chercheurs et agit comme expert scientifique pour le projet, et les équipes régionales du Bénin, du Maroc et de la Tunisie.

Chacune de ces trois équipes est formée de six chercheurs, entre didacticiens, praticiens et doctorants et pilotée par un coordonnateur. Pour atteindre les objectifs du projet et réaliser les travaux et activités prévues, la collaboration entre les quatre équipes s’est déroulée selon deux modalités, à distance (via Zoom ou Teams) et en présentiel.

Les rencontres à distance réunissaient les membres de l’équipe canadienne avec les coordonnateurs régionaux. Ces rencontres sont généralement consacrées à discuter des outils théoriques élaborés pour la réalisation des enquêtes (protocoles, questionnaires, canevas, …), ainsi qu’à débattre de la méthodologie à adopter pour la réalisation des enquêtes et l’analyse des données. Ces rencontres sont parfois élargies, selon les besoins, aux chercheurs responsables de la réalisation des enquêtes dans les équipes régionales.

La deuxième modalité de collaboration consiste en l’organisation de séminaires en présentiel. Dans ce cadre, trois séminaires internationaux ont été organisés respectivement en Tunisie, au Bénin et au Maroc. Ces séminaires, qui avaient réuni des représentants des quatre équipes, avaient permis de parvenir à certains objectifs du projets difficiles à atteindre par des rencontres en lignes, notamment ceux liés à la formation des membres des équipes régionales, à la comparaison et la discussion des travaux réalisés dans les trois pays régionaux, ainsi que la réflexion autour des conclusions et des synthèses des résultats obtenus. Ces séminaires étaient également l’occasion de renforcer les relations de collaboration entre les membres de l’équipe projet et de mieux connaitre les réalités et les contextes de travail dans les pays concernés par l’étude. 

Par ailleurs, une plateforme Teams dédié au projet a été créé en vue de faciliter les échanges et le partage d’informations et de documents ente les membres des quatre équipes.  


  • Quelle est la plus-value d’un projet multi-pays ?  

Dans le domaine de l’éducation, un projet multi-pays offre une occasion pour mieux comprendre comment les cultures sociétales, les choix et réalités institutionnels interviennent dans la mise en place de conditions favorables ou défavorables pour l’enseignement et l’apprentissage. La comparaison des résultats obtenus dans les trois pays cibles de la recherche avait permis de mieux appréhender les facteurs qui interviennent dans la conception des curricula et d’interpréter les choix institutionnels au regard des enjeux épistémiques relatifs au passage d’une pensée arithmétique à une pensée algébrique. Un projet multi-pays est également une occasion pour échanger et enrichir les expériences et constituer un réseau international de chercheurs et praticiens


  • Qu’est-ce que l’analyse des données révèle sur les méthodes d’enseignement des mathématiques et le curriculum dans les pays cibles de la recherche ?   

L’analyse des données relative à l’enseignement de l’algèbre au début du collège montre que les curricula, comme les ressources didactiques utilisées dans les trois pays cibles de la recherche ne s’inscrivent pas dans la perspective Early Algebra. Malgré cela, notre recherche révèle que les activités proposés aux élèves dans les manuels scolaires pourraient constituer un environnement favorable pour initier les élèves à la pensée algébrique si ces activités sont utilisées de façon appropriée par les enseignants. Notre recherche met également en avant les prédispositions de plusieurs élèves à développer un raisonnement à tendance algébrique, qu’ils expriment souvent dans un langage non symbolique. Le développement de ces compétences, comme la mise à profit du potentiel mis en évidence dans les manuels scolaires, restent tributaire des pratiques des enseignants. Les curricula et les prescriptions institutionnelles doivent également être renforcés et devenir plus précis pour orienter les enseignants dans leurs choix pédagogiques et didactiques. 


  • Est-ce que les enseignants font face à des contraintes institutionnelles ou manquent de matériel ?  

Les contraintes institutionnelles existent toujours dans le métier de l’enseignant. Elles sont dans les prescriptions et préconisations institutionnelles. Ce n’est donc pas une question de manque de matériels. C’est plutôt une affaire d’aptitudes pédagogiques et didactiques des enseignants. Les enseignants sont généralement contraints de suivre les programmes et les manuels officiels sans accompagnements, ni ressources documentaires pour orienter leurs pratiques. À notre avis, la contrainte majeure est celle d’une absence de formation initiale et continue, notamment en didactique des mathématiques, permettant aux enseignants d’avoir du recul par rapport à leurs pratiques et de fonder une réflexion profonde vis-à-vis le savoir à enseigner et leurs approches d’enseignement. 


  • En quoi les résultats de la recherche participent à guider les réflexions nationales et locales ?

Les résultats de la recherche montrent les richesses et les faiblesses des curricula, des manuels scolaires, des apprentissages des apprenants, ainsi que des pratiques enseignantes relativement au développement de la pensée algébrique. Ces résultats mettent en avant la nécessité de revoir et de renforcer les programmes d’enseignement de l’algèbre, en concevant des situations plus adaptées au développement d’une pensée algébrique chez les élèves. Ils soulèvent également la nécessité d’une formation initiale et continue des enseignants en lien avec l’objectif d’initier les élèves à la pensée algébrique. 

À la lumière de ces résultats, des recommandations seront formulées pour éclairer les décideurs et les instances officielles en ce qui concernent les choix ou orientation à prendre en vue d’améliorer les programmes et les pratiques enseignantes, comme en matière de formation initiale et continue.  


  • Que proposez-vous pour à la fois pour agir sur le curriculum et améliorer le pratiques professionnelles des enseignants ?  

Cette recherche a montré que pour l’enseignement de l’algèbre (et des mathématiques de façon plus générale), ce ne sont pas les outils méthodologiques qui manquent ou posent problème, mais c’est surtout le rapport institutionnel et le rapport personnel des enseignants à l’algèbre.

Il est également intéressant de souligner l’importance, dans les trois pays concernés par l’étude, du poids de l’institution (programme, inspecteurs, conseillers pédagogiques,….) dans l’orientation du travail des enseignants, ces derniers se trouvent contraints de s’aligner sur les directives officielles.

Cela nous permet de conclure qu’un changement au niveau de l’enseignement des mathématiques, et particulièrement vers le développement de la pensée algébrique, serait possible si l’institution officielle accepte de revoir ses choix d’enseignement et les curricula à la lumière des recherches terrain, comme la nôtre, et plus généralement à la lumière des progrès réalisés dans le domaine de la didactique des mathématiques.

Il y a d’un autre côté la question importante de la formation des enseignants. La clé du développement professionnel réside dans la construction de structures de formation pour les enseignants et les formateurs ainsi que dans la mise en place de dispositifs de formation adaptés qui prennent appui sur les recherches en didactique des mathématiques et qui doivent être assuréq par des experts du domaine.

Pour conclure, décideurs, chercheurs et praticiens doivent se donner la main pour la relecture des curricula et prescriptions institutionnelles, ainsi que pour la mise en place de dispositifs de formation pour l’amélioration des qualifications et des compétences des enseignants. 


  • Comment avez-vous été accompagné par APPRENDRE ?

Sur le plan scientifique, l’AUF avait mandaté un laboratoire pour nous accompagner dans notre recherche. Au bout de chaque semestre, un rapport portant sur les travaux réalisés est soumis au laboratoire pour approbation. Après l’étude du rapport par les membres du laboratoire, une rencontre à distance était organisée entre les membres du laboratoire et les chercheurs de l’équipe-projet. Ces rencontres étaient très constructives, et elles ont constitué des occasions pour échanger autour du travail réalisé et débattre de certains aspects du projet. 

Sur le plan financier, l’équipe projet est satisfait du soutien offert par le programme APPRENDRE pour couvrir les frais d’organisation des trois séminaires internationaux, comme pour participer à des congrès scientifiques pour diffuser les résultats de la recherche. D’un autre côté, les subventions accordées aux membres des équipes régionales pour leur participation à la réalisation des différents travaux du projet, étaient bien appréciées et encourageantes.  


Le rapport de recherche sera bientôt disponible sur le site du programme.

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